_________________________________
Les Bruxellois se souviennent encore du “Bruxelles pas belle” de Jean Quatremer dans le journal Libération. Estimant qu’ils étaient suffisamment critiques sur la gestion de leur ville, beaucoup déniaient à un “étranger” le droit de publier un tel portrait.
Là, le journal Libération publie un autre éclairage sur Bruxelles
http://www.liberation.fr/voyages/2013/12/03/c-etait-du-temps-ou-bruxelles-sortait_942038
C’était du temps où Bruxelles sortait…
CLAIRE DEVILLE 3 DÉCEMBRE 2013 – Promenade citadine, un soir d’automne, au gré des rencontres, des bars et des bières.
Avec la mer du Nord
« Y a quoi à la cantine? » « Des frites » « M’enfin ? On n’est pas dimanche! » Je ris avec Greg : gros bras, grosse moustache, gros accent et les yeux bleus d’un enfant de huit ans. Je l’adore. Assis à l’entrée des artistes de l’opéra, on fume une cigarette pendant la mallette, la pause des techniciens. Je m’étire, Bruxelles au soleil a toujours des allures de plage insolente. On voit au loin les nuages et ces changements de lumière dont seul le Nord a le secret. Des ciels immenses puis affreusement bas, aux trouées de pluie et de rayons, qui bougent continuellement comme notre humeur. « Les gars, j’ai fini. Je vous laisse » « Allez chou». « Bon week-end hein ».
Je traverse les deux rues du Chinatown local et file place Sainte-Catherine. L’ancien marché aux poissons de la ville est entouré de quais et de restaurants de fruits de mer. Quai aux briques, au bois à brûler, de la houille, du charbonnage, remontent jusqu’au canal et continuent. Vieilles usines de bière et jolis cafés, le quartier flamand du centre est devenu de plus en plus branché, accueillant touristes en goguette et bobos locaux. J’ai rendez-vous au Noordzee. Comptoir en zinc, vin blanc frappé et tapas frais, la poissonnerie a traîné la mer du Nord jusqu’à la capitale avec une bonne humeur déroutante. C’est le seul endroit à ma connaissance où il est agréable de prendre l’apéritif par moins dix degrés. « Service ! » hurlent les barmen pour saluer le client qui part en laissant un pourboire. « Goûte-moi ça », me dit l’un d’entre eux en me tendant une Saint-Jacques parfaitement grillée. « Dis-donc filleke, tu pourrais m’attendre », râle Tarik en arrivant. Il a un sourire à faire fondre un glacier, l’humour facile et le regard fuyant dès que la conversation lui déplaît. Il aime les filles, les chips, l’anthropologie, les bistrots, et surtout qu’on ne l’emmerde pas trop avec autre chose.
Fin de siècle
« Je te présente mon ami Léo. Il est français. Il faut qu’il mange des croquettes de crevettes ». « Ca va ? » « Oui, enfin à part le temps » plaisante t-il. On regarde en l’air. « Ah bon ? »
« Monsieur est Français » « Comment vous savez? » « T’as commandé un Perrier, fieu » « Vous prenez quoi vous » « Ben une bière » On est partis dîner au Fin de Siècle, une brasserie ancienne. Plafonds hauts d’une harmonieuse couleur nicotine, ambiance bruyante et plats roboratifs garantis. Tarik s’est mis en tête de faire goûter un florilège de spécialités belges à son ami en une soirée, et lui commande un stoemp saucisse avec enthousiasme. Je liste mentalement les gaufres, frites sauce carbonnades, bicky, mitraillettes et autres qu’il doit planifier de lui faire ingurgiter au fil de la nuit et m’inquiète un peu pour son estomac. « Alors toi, demande Léo à Karin, tu es flamande » « Ah nee nee nee. Moi je suis Bruxelloise néerlandophone » « Ah, euh… Tu parles hollandais » « Non dis. Je parle flamand ». Viennent les questions habituelles : alors vous dites septante, et je sais pas faire pour je ne peux pas faire, c’est incroyable. Et vous n’avez pas de gouvernement? C’est tout de même fou c’est la capitale de l’Europe et pas un seul distributeur qui fonctionne. Une fois, haha. Les Belges ont un sourire contraint et patient avec les Français qui leur serinent toujours la même chose en arrivant de leur centre du monde où râler donne l’impression d’exister.
Allez dis
« Ca fait combien de temps que tu es là ? » « Cinq ans », je réponds. « Tu vis où » « A St-Gilles » « Pfff comme tous les Français », se moque Tarik. Il n’a pas tort, mais comment quitter le village St-Gilles-les-Bruxelles quand on y a goûté ? Les terrasses du Parvis, les maisons art nouveau, le parc, le marché du lundi sous les platanes de la place Van Meenen. Bruxelles c’est grand, c’est petit, c’est moche, c’est joli. « Et ça te plaît » « Oui ». La pluie, les gens gentils. Les conversations absurdes et l’humour idoine, les administrations labyrinthiques, les sorties loufoques et les plafonds hauts, l’intelligence de l’indolence et du second degré quand tout le monde s’énerve. Oui c’est pauvre, et les trottoirs sont pourris. La douceur de vivre, ça ne s’explique pas. Bruxelles est délicieuse, mais il faut se laisser un peu faire.
Au coin de la rue on entre au Cobra : ambiance cosy, patron bourru et la meilleure carte des whiskies de la ville. On s’installe sur les poufs de la mezzanine, au milieu des loupiotes. « Y a un concert à Recyclart ce soir ? » « On pourrait l’emmener au Bar du Matin » « Ah non pitié » « Au Chaff alors, ça c’est chouette» « Tiens t’avais vu Rodolphe Coster au Bota ? » « Et la Bulex ? » « Ca s’appelle pas les Anti-Tapas maintenant ? » « Allez dis » « Y a quoi au Bed and Breakfast » « Et pourquoi pas Madame Moustache » « Sérieux vous voulez danser ? » Trois whiskies plus tard, on est vautrés au bar d’à côté : l’Archiduc, lieu mythique des fins de nuits décadentes. Sexy, un énorme bouquet de lys trône toujours sur le piano à queue comme Arno au bar. On sait quand on n’y rentre mais pas quand on n’en sort, ni surtout dans quel état. Ce n’est plus ce que c’était… mais enfin, c’est encore.
Non peut-être
« Alors le quartier européen, vous n’y allez jamais ? » Léo commence à s’intéresser au fonctionnement de cette ville brisée en une multitude de petites facettes. « Non, c’est vraiment une ville à part ». Bruxelles possède cent visages, à la fois contre-exemple architectural et plus grand théâtre du monde. Les gens l’adorent et la détestent, c’est sale mais ça vous attrape ou vous partez en n’ayant rien compris. On lui raconte les Marolles. « On va au marché aux puces demain matin, place du Jeu de Balle. Tu verras… » « Ca c’est brusseleer ! » me coupe Karin. « Ca c’est surtout bientôt fini » dit Tarik engloutissant sa bière. Il travaille sur la gentrification du quartier, et rien n’enlève la tristesse de ce qu’il voit s’éteindre. « T’as aphoné t’en reveux un ? » « Non peut-être ! » Léo me regarde avec des grands yeux, et siffle son verre. Dans les brumes de la bière, il commence à discerner des choses. « C’est génial », souffle t-il. « Vous voulez quoi ? » « Ben une bière » « Oh la douffe… », gémit Karin en se tenant déjà la tête. « Noooon pas celui-là ! » « Mais pourquoi il était vide » « Oui, mais il était bleu» « Hein ? » « On a demandé un taxi vert ». Léo renonce à assimiler cette nouvelle information. « On est rue du Lombardstraat ? » il demande. Karin s’étouffe de rire.
Fricandelle spéciale
Il est très tard et on est très saouls : voilà l’heure de la frite. S’ensuit, comme une douce routine dans l’odeur de graisse (cheval et bœuf, deux cuissons, et pas plaisanter avec certaines choses) l’éternel débat sur les meilleures de la ville. « Celle de la Barrière elles sont un peu trop grasses tu vois » « En même temps, c’est des frites», se risque Léo. « Tt, tt, tt. » dit Tarik en lui tendant sa première fricandelle spéciale : une expérience intense.
Je me réveille avec un ciel de lit aussi plombé que mon moral. Alors que je m’apprête à haïr copieusement cette ville maussade, une nuée de volatiles évadés du parc de Forest vient faire un vacarme infernal à ma fenêtre. Un café fumant à la main, j’observe leur manège, perruches vertes suspendues à l’envers. Elles sont de la même couleur que les dorures ouvragées de la façade. Je leur souris.
Qui a dit que la poésie était facile?
Bon, c’est quand même chouette, les “Froncés” à Bruxelles – c’est vrai, ils nous énervent parfois un peu (comme l’autre qui râlait comme un zot – quel snul !), mais en même temps on rigole, car ils adorent notre brol, finalement, au point de devenir presque envahissants… Ils sont 100.000 ici, c’est ça ? Va falloir faire attention, presque, car leur accent pourrait finir par être contagieux ! Pas bon, ça… Vrai, faut les entendre parler, et avec ça avec une parlance parfois rigolote – y a des coups où je suis sûr que mes collègues flamands maîtrisant bien le Froncé ne les pigent pas, quand ils parlent l’Hexagonal… Moi je suis tellement fasciné par leurs drôles de mots que j’en perds parfois le fil de ce qu’ils racontent… :-/ Mais donc on est la quantième ville française, maintenant ? 😉